Honorable assistance,
Chers amis,
Permettez-moi tout d’abord de remercier les conférenciers et intervenants qui se sont exprimés avant moi, pour avoir déroulé devant nous le bilan de ce qu’a été le parcours du peuple algérien depuis le déclenchement de la guerre de libération. En cette veille de premier novembre, la symbolique de la date est soulignée par la présence, ici, de trois générations qui, toutes, partagent le même idéal : parachever le combat libérateur par l’édification d’un Etat démocratique et social pour lequel notre peuple lutte et se sacrifie depuis un demi-siècle.
Après le bilan fait par mon aîné A. Haroun dont je salue le dévouement et la détermination ; car je sais qu’il n `est pas facile d’être acteur et témoin des luttes de son pays ; je suis appelé à développer devant vous la grande question qui nous interpelle, celle de l’alternative à l’impasse que connaît notre nation depuis quarante ans, pour permettre à l’Algérien d’appréhender, enfin, un destin national en phase avec son temps.
Mes remerciements s’adressent, aussi, à ceux qui ont traité des sujets tout aussi fondamentaux et complémentaires que sont les luttes contrariées de la société civile et les enjeux géostratégiques qui attendent l’Algérie, sommée, aujourd’hui, de faire des choix décisifs qui engagent son devenir.
Chers amis,
A la fois dans ses origines et dans ses enjeux actuels, la crise algérienne est d’ordre historique. La solution sera de nature historique ou ne sera pas.
Après la déclaration du 1er Novembre 54 , le Congrès de La Soummam aura été un point focal de la lutte pour le choix du modèle d’Etat et du projet de société à offrir à l’Algérie indépendante. Le binôme Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi a voulu donner au futur Etat un socle moderne, démocratique et social pour le préserver des tutelles et des putschs idéologiques et militaristes. La disparition des deux hommes dans la même année fut un désastre pour la patrie qui en paie, aujourd’hui encore, le prix le plus élevé. L’assassinat de Abane par ses frères de combat, fut, en fait, un coup d’ Etat qui, hélas, ne sera pas le dernier dans l’histoire de notre peuple. L’élimination progressive des plus valeureux au profit des partisans du populisme totalitaire et de la mystification historique imposait le pouvoir de la violence qui se perpétue encore.
L’histoire du pays a été mise sous embargo. Il a fallu attendre un demi-siècle pour que notre combat, éclaire, à travers l`expérience algérienne, le véritable enjeu historique : celui de l’émancipation démocratique des peuples maghrébins et de leur projection dans l’universalité.
Chers amis,
Le drame algérien transcende les questions d’ordre conjoncturel et de contingence. Le décalage dépasse la problématique des dirigeants, aussi déphasés soient-ils et quand bien même cette question demeure à appréhender.
La crise dure parce qu’elle affecte toutes les sphères de la vie nationale : l’institutionnel comme le social, le culturel comme l’économique.
La crise s’aggrave parce que le système politique qui l’a engendrée est toujours en place.
Il y a un gap trop grand entre les centres de décision politique et le corps social et une fracture de plus en plus large sépare le pouvoir du peuple. Les conditions de l’entretien et de l’aggravation de la crise sont inscrites dans ce divorce, synonyme de régression. Quand la représentation nationale ne recoupe pas la sociologie d’un peuple, c’est que le déni démocratique mine durablement les institutions.
La démocratie ne saurait être réduite à un calendrier électoral, un scrutin de seniors, dont la ritualisation a fini par devenir à la fois une fin et une gageure.
Depuis la Grèce antique, la démocratie est d’abord l’expression d’une réalité sociologique et la résultante d’un pacte social réellement consenti. Cela suppose écoute, adaptation et possibilité d’alternance.
Depuis 1957, le pays est soumis à un fonctionnement idéologique de sectes.
Enfermée dans la gestion violente des mécanismes de sa propre reproduction, immobile devant un monde en ébullition, inaccessible à la détresse semée par son bilan, la classe dirigeante, composée d’éléments interchangeables et légitimée par le combat libérateur, règne, sourde et aveugle.
Pourtant, ce destin n’était pas une fatalité.
Depuis 1958, le Maroc est sorti de l’hégémonie nationaliste de l’Istiqlal à travers l’avènement de l’UNFP (Union Nationale des Forces Populaires ) qui a dû, elle-même, assumer une autre mutation sous le label de l’USFP (Union Socialiste des Forces Populaires ). Cette évolution conceptuelle, organique et politique qui fut le fruit de débats et de luttes souvent déchirantes s’est, de surcroît, réalisée sous une monarchie qui n’était pas un exemple de tolérance.
A la même époque, la Tunisie s’est extraite du nationalisme originel du Destour pour s’adapter au néo-destour avant de connaître, ultérieurement, le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique ), même si là aussi, la pratique du pouvoir ne signifie pas nécessairement accomplissement démocratique à la mesure des attentes du peuple.
En France, le mouvement gaulliste qui a symbolisé la Résistance sous l’occupation nazie a connu ces trente dernières années trois renouvellements à travers l’UNR (Union nationale républicaine ), le RPR (Rassemblement pour la République) et maintenant l’UMP (Union pour la majorité présidentielle) .
A quelques variantes près, les anciennes démocraties populaires ont toutes vécu des processus analogues.
Le Sénégal s’est installé dans l’alternance et le Mali vient de réussir une élection présidentielle qui a opposé des candidats porteurs de projets et de programmes clairement assumés.
Ces changements n’ont pas touché les seuls sigles, certes importants parce que porteurs de symboles et d’épopées. Ils ont engendré des sauts qualitatifs, plus ou moins grands, qui répondaient à des exigences de luttes.
Quand l’autorité est exercée par des hommes qui savent que l’Histoire est mouvement, les adaptations se font toujours. Selon des modes et des rythmes différents, mais elles se font.
En Algérie, le pouvoir est intemporel et sans identité politique. Il ne doit ni évoluer ni s’adapter. Un responsable peut être écarté et remplacé par un autre mais l’ensemble, inerte et couleur muraille, demeure stable. Quand un membre du régime rechigne, c’est parce qu’il est évincé. La question est donc de renégocier sa réintégration. Bouteflika, pour ne citer que l’exemple le plus récent, ne fait rien d’autre lorsqu’il déplore sa traversée du désert pendant 20 ans. Le problème c’est son absence, uniquement son absence, puisque sitôt revenu, il s’empresse de récupérer à son avantage tous les attributs du système qu’il décriait.
D’un point de vue éthique et idéologique, le régime algérien se distingue des autres par son incapacité à mener une action en phase avec l’espace social dont il revendique la tutelle.
N’existant que par lui-même et pour lui-même, ce régime est historiquement périmé, dès lors, qu’hormis sa survie, il ne s’assigne aucune fonction politique.
Avec la fin du communisme et face à l’inévitable mondialisation, un tel constat impose son corollaire : la seule question qui se pose au pays aujourd’hui est de savoir comment délester la Nation d’un corps étranger qui entrave toute forme de mobilité.
Voilà pour l’approche théorique.
Du point de vue de sa configuration politique, on se rend compte qu’à l’inverse des dictatures classiques, le système algérien n’a sécrété ni cadres ni élites. Assis sur un stock idéologique suranné, organisé sur le mode léniniste il asservit la société et se contente de gérer les pipe-lines. En gardant le contrôle de SONATRACH et des médias publics, Bouteflika, persuadé que les recettes de sa prime jeunesse sont toujours d’actualité, se donne les moyens de perpétuer ce qu’il considère être la gestion de l’Etat.
Les clientèles sont à disposition et on passe du RND au FLN voire d’un parti islamiste à l’une de ces formations sans SAS ni conditionnement particulier. Ce nomadisme vient de ce que la coterie tient lieu de base et d’objectifs de recrutement. La conviction ne fait pas partie des paramètres qui localisent politiquement l’individu. Seule sa mobilisation conjoncturelle compte. Et si l’on exclut quelques individualités islamistes que l’exaltation rive à une position de contestation permanente, ni les différences de parcours individuels, ni les variations de discours ne posent de problème dans l’exercice du pouvoir.
Après avoir cultivé quelques pratiques privilégiant l’engagement comme mode de construction des solidarités politiques, l’opposition démocratique commence, elle aussi, à subir la pollution des adhésions de rente.
C’est dire que la construction d’une nouvelle classe politique fondée sur des principes et des programmes transparents est une urgence.
Chers amis,
La dissolution du lien de gouvernance se précipite et s’étend à des pans entiers de la vie nationale.
Ou l’Algérie se dote rapidement d’un nouveau mode d’organisation de la vie publique ou elle ira, à nouveau et inévitablement, vers d’autres déconvenues dont il n’est pas dit qu’elles seront, cette fois, dépassées quel que soit le prix à payer.
Il semble, hélas, que les leçons des errements du passé ne sont pas tirées si l’on s’en tient à l’euphorie infantile qui accompagne encore la résurrection de telle ou telle faction. Malgré le rejet massif qui les a marqués, les scrutins du 30 mai et du 10 octobre n’échappent pas à cet aveuglement.
Il est pourtant impératif que l’on comprenne, aujourd’hui, que toute solution fondée sur une opération de reclassement d’une clientèle au détriment d’une autre, sera aussi vaine que désastreuse.
L’islamisme est minoritaire mais si la culture d’Etat devait rester dominée par les rotations des sectes qui sévissent depuis un demi-siècle, l’abstention sanctionnera encore le discrédit du régime et l’intégrisme se retrouvera, à nouveau, installé dans une position de force même si, en valeur absolue, la résistance citoyenne en a considérablement limité les méfaits.
Seule une option crédible attestant d’une irréversible volonté de changement peut remotiver la majorité patriotique aujourd’hui désabusée quand elle n’est pas réprimée.
Concrètement, cela veut dire que l’image et la voix de la classe politique républicaine doivent changer. Il faudra beaucoup de courage, d’intelligence et de patriotisme pour amorcer cette indispensable révolution culturelle dans des segments longtemps moulés dans l’attentisme et le conservatisme.
Seul feu le Président Boudiaf, lui, le fondateur du FLN, avait compris qu’on ne pouvait continuer à servir à la jeunesse une nourriture politique faite de pratiques et de slogans réchauffés pendant un demi-siècle. L’initiative du RPN était la seule et unique vraie réponse à la crise émanant d’un centre institutionnel. Faute d’avoir pu protéger l’auteur et l’idée en temps opportun, nous sommes condamnés à en greffer la thématique aujourd’hui car nous sommes tenus de nous libérer de la culture de l’intrigue et de la guerre pour installer, enfin, la Nation dans les valeurs du consensus et de la construction.
Cela passe par l’élaboration d’un compromis historique précédé par la refondation du mouvement démocratique.
Voilà pour ce qui est de la donne politique.
Chers amis,
La situation sociale et économique souffre aussi des faiblesses conceptuelles des politiques suivies jusque là. On note, à juste titre, que le pays qui s’enfonce dans la misère, thésaurise aujourd’hui près de 25 milliards de dollars. Cette incapacité à mobiliser dans des délais raisonnables et selon des méthodes efficaces et éprouvées les ressources nationales n’est pas la seule entrave au développement. On mesure le gâchis de plans de développement menés selon des impératifs dogmatiques au lieu de pourvoir aux besoins populaires. On constate les méfaits d’une quincaillerie idéologique qui épuise un monde du travail pris en otage par des stratégies élaborées à son insu et qui le réduisent à défendre des entreprises moribondes pour préserver des salaires dérisoires.
Le refus d’évaluer le désastre agricole est, aujourd’hui encore, motivé par le souci de ne pas perturber l’inertie du régime.
Est-il besoin de s’appesantir sur le blocage de la réforme de l’Ecole dont les conséquences civiques, économiques et culturelles obèrent l’avenir de la Nation ?
Un tel acharnement ne peut tromper sur les intentions des dirigeants.
De manière générale, on observe que toute réussite – il y en quelques-unes, heureusement – n’existe que parce qu’elle s’est conçue et accomplie en dehors des rouages du système. Qu’elle soit d’ordre économique, sociale, éducative, médiatique, culturelle, sportive ou scientifique, la performance est le plus souvent extérieure aux institutions.
Plus fondamentalement, la rupture, inégalée par ailleurs, de l’espoir collectif qui fonde les nations, est exprimée, quotidiennement, par une jeunesse spoliée et désabusée qui n’a plus que l’exil pour projet quand elle n’est pas livrée aux sponsors idéologiques du terrorisme.
Le déni de justice et la propension arrogante à une instrumentalisation partisane de la loi et de l’appareil judiciaire, interdisent toute aspiration à un Etat de primauté du droit sur la force.
Le citoyen meurtri, bafoué ou assassiné impunément subit un Etat défaillant dans ses fonctions régaliennes.
L’impunité est moralement inadmissible et politiquement dangereuse. Elle condamne l’Etat à la décrépitude puisqu’elle renforce le sentiment d’injustice et génère frustration et révolte menant à l’expression de la revendication par l’émeute.
A ce propos, l’insurrection citoyenne de Kabylie appelle justice, solidarité démocratique et soulève, en même temps, la question du contrôle de l’exercice du pouvoir et celle de la reformulation de l’édifice institutionnel.
Toute une région se trouve, en tant que telle, exclue de la carte électorale nationale. Elle n’a même plus d’institutions ni de représentants, non pas légitimes mais simplement tolérés.
Le contrôle du pouvoir suppose transparence et démocratie de proximité dans la gestion des affaires publiques. Le monde est à la régionalisation y compris dans les états les plus jacobins. Du point de vue de la réorganisation de la nouvelle Algérie, la crise de Kabylie peut être une chance inespérée : elle a détramé au quotidien la glu politico-administrative qui asphyxie la Nation sans renier la matrice de celle-ci. C’est là une immense leçon de patriotisme. Il reste qu’il faut faire vite pour contrecarrer les manœuvres criminelles qui, s’appuyant sur les maffia locales, mobilisent leur logistique de concert avec le pouvoir pour parasiter voire dévoyer l’une des épopées les plus nobles de l’Algérie indépendante. Les tergiversations augmentent l’exaspération dont nous savons tous qu’elle ne favorise ni sérénité, ni compromis.
Si les forces démocratiques intègrent les implications de cette insurrection citoyenne, l’épreuve de Kabylie peut être le ferment d’un renouveau national.
Chers amis,
On voit bien que l’inadéquation institutionnelle inhérente à une malformation originelle de l’Etat algérien est l’autre source de la crise nationale.
Depuis l’indépendance, nos dirigeants ont cru devoir assurer leur émancipation par la reproduction des structures jacobines coloniales qu’ils se sont évertués à mimer.
Ce système, calqué sur l’organisation administrative française, ne s’est pas embarrassé des traditions républicaines et démocratiques qui accompagnaient le modèle de référence. Pis encore, nos dirigeants y ont ajouté le centralisme du parti unique.
La conjonction des méfaits de ces deux facteurs a fait de l’Algérie, contrée particulièrement vaste et diversifiée, l’un des pays les plus centralisés et les plus bureaucratiques au monde.
L’Etat s’est transformé en un instrument de contrôle et de réduction de la société au lieu d’être un outil de développement du pays et d’épanouissement de la citoyenneté.
On le constate, la Refondation Nationale implique simultanément la rénovation de la classe politique et la reformulation du dispositif politico-administratif du pays.
Chers amis,
L’irruption actuelle d’une conscience citoyenne, interpelle les segments tractants de la société civile et les élites productrices de valeurs. Il y a là l’occasion tant attendue de mobiliser une base populaire depuis longtemps acquise à l’alternative républicaine et démocratique.
Ni un parti , ni une institution ne peut seul réparer un désastre historique de cette ampleur. Dans cette salle, il y a des militants et des citoyens non structurés politiquement. Tous savent que l’avenir commun nécessite un sursaut patriotique à la mesure de celui qui a mené au 1er novembre 1954. L’encadrement démocratique existe dans diverses sensibilités et générations. Plus que par le passé, l’engagement citoyen est désormais disponible. Après le 11 septembre la conjoncture internationale est propice à la valorisation de la résistance citoyenne. Notre rencontre montre à quel point le projet de rassemblement des forces démocratiques est une attente populaire dont la mise en œuvre est aujourd’hui arrivée à maturité.
Chers amis,
Redisons-le, l’édification de l’Algérie nouvelle appelle renouvellement de la classe politique, reconfiguration de l’espace institutionnel mais aussi construction de passerelles qui intègrent les mobilisations citoyennes les plus larges dans la renaissance de la Nation.
La définition du cadre fédérateur et de ses mécanismes ne sauraient être un problème si, à l’instar de ce que nous constatons aujourd’hui à travers notre présence, chacun des acteurs de la majorité patriotique se détermine et s’engage devant ce qu’il faut bien enregistrer comme un autre appel de l’Histoire.
Chers amis,
Je ne voudrais pas revenir sur la communication de ce matin mais je voudrais dire que le débat sur la refondation nationale doit s’accompagner de la réflexion sur la projection du pays dans les espaces régionaux environnants et que la diplomatie devra surtout décliner le renouveau intérieur.
Aujourd’hui, l’Algérie doit résolument se projeter dans le sous-continent nord-africain qui constitue son espace naturel d’évolution.
La synergie nord-africaine peut, à son tour, constituer la meilleure force de traction pour une intégration continentale réussie.
Au même moment, notre pays, situé au carrefour des civilisations, aura à valoriser sa place dans l’espace méditerranéen, qui constitue à cet égard une fenêtre privilégiée sur l’universalité.
Le redéploiement de la diplomatie algérienne doit impérativement être recentré sur les intérêts réels de notre peuple, qui ne sauraient se suffire de relations émotionnelles où le subjectivisme évacue la rationalité.
Chers amis,
Deux principes fondamentaux ont, de tous temps, jalonné le parcours du Rassemblement et guidé ses luttes :
– porter le projet démocratique, en tant que parachèvement du combat libérateur de nos aînés, pour fonder un ordre de la citoyenneté;
– rechercher et concrétiser le consensus patriotique républicain pour traduire l’aspiration populaire vers le progrès et la liberté.
Puisse la Convention de Tipaza renforcer les liens entre nous et contribuer ainsi à faire de ces objectifs une réalité.
Je vous remercie.
Tipaza le 31 octobre 2002